Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Les tribulations de Béa et sa tribu
13 mars 2008

Elle s'appelait Ghislaine, c'était ma soeur

Elle, elle s'appelait Ghislaine ...

et on l'a enfermée

à double tour.

Tout autour de la maladie de ma soeur Ghislaine, règnait un anormal silence. Nous étions dans les années 70/80.

Un raccourci s'est vite installé, dont, semble-t'il, je ne parviens pas à me défaire :

Parce que j'étais née : elle, elle a été enfermée.

Elle avait trois ans de plus que moi. Je suis née, elle est partie en psychiatrie.

Parce que

-« tu comprends », c'était trop difficile 

[ma mère des années plus tard quand je la questionne]

-Parce que, tu sais, les voisins se plaignaient.

-Parce que, vois-tu, on m'a enlevé mon agrément de nounou quand une lettre leur est parvenue, disant que chez moi, il y avait une petite fille handicapée mentale.

-Parce que, il faut que tu comprennes, vraiment c'était difficile, avec tous les autres enfants, elle, qui ne mangeait pas, elle, qui se tapait la tête contre les murs, elle qui... ; elle, que... ;

Elle.

Elle s'appelait Ghislaine.

Et quand je suis née, on l'a internée.

Quand elle partie, elle savait chanter, me dit-on. Elle connaissait des chansons par coeur.

Quand elle est partie, vers l'âge de trois ans, me rapporte t'on, elle était bien plus autonome que ne l'est mon fils Pierre qui aujourd'hui, en quatre.

Comment se sortir d'un embrouillamini aussi terrible.

Je suis arrivée, et elle, elle est partie vers cet ailleurs indéfini pour moi, cet ailleurs flou, cet endroit qu'elle ne quitta que les pieds devant, après une fausse route que (dixit le milieu infirmier) « on n'a pas réanimée..., comme c'était convenu avec vous... »

La violence des termes est insupportable.

Fausse route, mauvaise route que fut la sienne.

La première fois que je l'ai vue, j'avais 14 ans environ.

Avant, pas de souvenirs d'elle, si ce n'est ce si pesant silence. Quelques bribes de conversations, non... de soliloque, à table, devant un mur : mon père muet, fermé. Je revois cette colère dans ses yeux ; non ne me parlez pas d'Elle.

« Mais tais-toi un peu... «

Dans ses yeux à lui, le bleu clair se transformait alors en bleu acier. Rivés sur la télé, ses yeux en disaient plus qu'il ne le voulait, certainement. C'était une colère tûe, une colère froide, glaciale.

« Mais tais donc... »

Les maxillaires étaient serrées, le visage fermé, seuls ses yeux parlaient.

La première fois que je l'ai vue ma soeur Ghislaine, oui ce fut un choc, un traumatisme émotionnel, un tremblement de terre.

Elle avait le même visage que moi; J'étais sa jumelle bien portante, bien pensante. Elle était jolie, de grands yeux bleus sur le vide. Les coups qu'elle s'était porté à elle-même pendant tant d'années, ces coups sur la tête, ces coups-là l'avaient rendue aveugle.

Ses yeux roulaient dans les orbites. Elle était grande, mince. Elle était dans une chambre de sureté, parce qu'elle avait frappé des petits vieux assis bien sagement en rang d'oignons sur des chaises le long du couloir.

Donc, on l'avait enfermée pour sa sécurité, et celle des autres; un lit cellé, une odeur pestilentielle, une fenêtre avec des barreaux sur la porte, une fenêtre, petite, vers dehors, un vasistas avec des barreaux; Je n'ai d'abord vu que des barreaux, puis, elle au milieu de la pièce, grande, à moitié dénudée, et pour finir, cette odeur.

Elle entend la porte, ma mère rentre. Ma mère, sa mère, n'est pas sa mère, elle est : la dame aux yaourts.

Ghislaine adore les yaourts et la radio. Ma mère est la dame gentille qui lui amène des yaourts et une radio quand Ghislaine a cassé la précédente.

J'ai 14 ans. Je ne suis pas encore complètement finie, je suis entre deux eaux, et ce moment précis, je crois, m'a fait couler un peu. C'est comme si, à certains endroits de mon affect, j'étais en apnée, depuis ce moment là.

Et je crois que j'en veux à ma mère de m'avoir emmenée là; Et je crois que je m'en veux de n'avoir pas réussi lui dire « non »; Et je suis sûre qu'à ce moment là, je le sais, en le vivant, je traverse un instant qui scelle quelque chose de fulgurant et d'innéfaçable dans mon devenir à moi.

J'avais raison. Je ne m'en suis toujours pas remise.

J'avais 14 ans. Aujourd'hui j'en ai 41... l'inverse exact. 27 années ont passé et moi je suis toujours là, les bras ballants, devant l'image de ma soeur, mon double malade;

Je regarde ma mère lui caresser les cheveux –

et pourquoi, à moi, ai-je l'impression alors, ma mère n'a-t'elle jamais eu pour moi ce geste là, de tendresse, cette maternelle caresse...

Pourquoi à elle, et jamais à moi, jamais à nous... nous, les autres enfants qui, allont bien.

Faut-il être malade pour avoir droit à ça.

Nous avons tous été malades, la fratrie entière, malades sous des formes différentes, mais malades quand même...

Et aujourd'hui, à l'heure de remettre tout à plat sur le papier, je me rends compte que je tremble comme une feuille.

J'avais 14 ans et je suis devant elle. J'ai 41 ans et je suis toujours devant elle. Un bout de moi est restée debout devant elle. Bien plus grande que moi. Elle bave un peu, parle très mal, et ma mère, toute petite, réussit tout de même à lui caresser les cheveux.

Voilà donc campée devant moi, du haut de son mètre 70/72, l'incarnation de ce silence qui tue ma famille à petit feu. Le voilà donc, ce mêtre 70 de maladie mentale à 100 % comme je l'écrivais sur mes fiches de renseignements scolaires.

Fratrie :

C, Y, N, Ghislaine : handicapée mentale à 100 %, B et B.

Voilà ce que nous devions écrire : G – handicapée mentale à 100 %

Personne, je dis bien personne, ne m'en a jamais demandé plus. Les professeurs demandaient tous, quel était ce métier bizarre de mon papa : ressortier. Mais qu'est ce qu'un « ressortier » ? Il fait des ressorts, mon papa. Il est ressortier...

Et sans doute un hurlement d'enfant dans ma cage thoracique : et ma soeur, vous ne me demandez pas ce que c'est « handicapée mentale à 100 % » ?

Non, personne ne m'a jamais demandé.

Juste une fois, souvenir terrible de honte et d'humiliation.

  • - Béatrice B., vous êtes la soeur de Nadia ?

  • - oui, je suis sa petite soeur.

  • - Ca va mieux chez vous ?

Les copains du quartier voyaient les 18 litres de vin rouge (peut-être était-ce plus, peut-être était-ce moins, sans aucun doute très mauvais) livré par Nicolas chaque semaine. Ils savaient tous que « non, ça n'allaient pas mieux chez moi ». Je me souviens du silence, ce silence typique des jours de rentrée, quand les enfants de sixième se tiennent bien, font encore silence. Ce silence-là, de plus, il attendait la réponse, ma réponse.

Je ne me souviens pas de ce que j'ai dit.

Le professeur a demandé que je passe en fin de cours à son bureau.

J'ai menti. Oui cela va bien, oui, cela va mieux. J'ai menti – me souviens d'avoir vécu ça comme une intrusion dans mes secrets – j'étais par ailleurs une petite fille très joyeuse, qui souriait tout le temps (à l'extérieur). Non, je ne pouvais pas accepter d'être celle qu'elle demandait. Ma soeur s'était confiée à elle, je ne le savais pas. J'ai menti.

Non, je ne serai pas en cours de français la petite fille dont le papa boit et qui subit l'enfer sur terre tous les week ends, du vendredi midi au lundi matin. Non, je serai gaie, joyeuse, bonne élève, studieuse, sérieuse et néanmoins pleine de vie, pleine d'éclats de rire, de fous rires de filles qui vont bien et qui ont un chez-elle tranquille, reposant, sécurisant.

Je serai de celles-ci Madame, laissez moi le droit de choisir celle que je veux être en dehors de chez moi, avant que le carcan de la douleur familiale ne me reprenne chaque soir, chaque week-ends, chaque mois d'aout, chaque fête et ses veilles.

Elle s'appelait Ghislaine, et quand elle est partie faire un tour de l'autre côté de la vie, c'est chez moi que l'hopital psy a appelé, pour prévenir ma mère, qui déjà était repartie chez une autre de mes soeurs.

J'avais 28 ans, le double de 14.

Il n'y avait personne dans l'église le jour de l'enterrement : Nous, et encore, pas tous, ma mère et deux ou trois voisins. On était un 28 décembre. Il faisait froid.

J'ai écrit un texte sur les âmes innocentes. Qui donc aurait voulu croire, alors, en ce temps là, à la naissance de mon fils-ma douleur-mon fils-mon amour, des années plus tard ?

Mon fils, lui aussi, par la faute à « pas de chance » né avec une anomalie génétique telle qu'il est, aujourd'hui, handicapé mental avec spectre autistique.

Elle s'appelle Sabine et a une soeur célèbre. Elle s'appelait Ghislaine et c'était la mienne de soeur. Il s'appelle Pierre et c'est mon fils.

A part hurler.

Quoi faire d'autre ?

Ecrire sur elles, sur lui.

Vider ce sac qui pèse sur mes épaules.

Le vider un peu. Petit bout par petit bout.

Et surtout, surtout, rester debout, même pas gros temps, même si ça gite, même si ça s'agite là dedans, si ça cogite.

Cogito ergo sum.

Je pense donc je suis.

Il pense aussi, différemment, Et il EST.

Il est mon fils, ma beauté, mon sourire. Il est mon fils-ma douleur-ma beauté-ma pierre précieuse

Il est notre petit bonhomme coincé dans sa bulle... Toc, toc, notre petit Pierrot ouvre-nous ta porte, pour l'amour de Dieu, oui, comme ça, c'est bien, continue... ouvre-nous ta porte, encore un peu...

Je t'aime mon fils, ma pierre précieuse.

Publicité
Publicité
Commentaires
A
J'arrive chez vous aujourd'hui, par "hasard" peut-être, mais peut-être pas. Des souvenirs si douloureux remontent, de l'année aussi de mes quatorze ans, et de la famille anéantie par la maladie mentale. Se souvenir, ou s'empêcher de se souvenir, chacun choisit. Ou l'écriture, aussi. Marguerite Duras a dit : "Ecrire toute sa vie, ça apprend à écrire, ça ne sauve de rien". Heureusement, il y a de belles rencontres qui, elles, sauvent de presque tout !
C
... Toc, toc, toc... Je rentre doucement juste parce que j'avais envie de dire ça:<br /> <br /> Il y a une phrase que tu as écrite:<br /> "devant l'image de ma sœur, mon double malade"<br /> <br /> Tu sais, Ghislaine, elle était devant l'image de sa soeur... Son double quoi ?
B
Commentaire : Nadia est aussi la soeur de Ghislaine, puisque c'est Ma soeur !
N
Après tout, si, en fait : "je sais 'éviter de me souvenir"...
N
moi je ne sais pas écrire les choses de cette façon...<br /> mais je me pose une question concernant les souvenirs....qui a t'il de mieux ???<br /> savoir écrire ses souvenirs ou éviter de se souvenir.....<br /> je n'ai pas encore trouvé la réponse.<br /> et vous ????<br /> bizzzz
Les tribulations de Béa et sa tribu
  • Voici les récits de quelques brisures et moments forts, dans la ligne d'une vie bien lisse qui avait été rêvée. Lorsqu'apparut la lueur en clair obscur d'un Pierrot lunaire - réchauffé, guidé, aimé, par les jumeaux soleils
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Publicité
Newsletter
Archives
Publicité